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1204 [décembre]. Acte royal
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Dossier 90
  1. Commentaire diplomatique

Essai

L’acte a tous les caractères du « diplôme » solennel, même s’il n’est pas des plus impressionnants par la taille ou l’ornementation : invocation trinitaire en lettres allongées ; suscription royale isolée, sans adresse ni salut (à l’opposé, donc, du modèle épistolaire de rédaction) ; souscriptions (fictives) des grands officiers ; monogramme royal, enchâssé désormais non plus dans une formule d’annonce/description (Signum Talis regis), mais dans une mention de chancellerie que les péripéties de la charge rendent un peu complexe ; scellement sur lacs de soie. Autant de traits rédactionnels et visuels, jusque dans le mélange de régularité et de rapidité relative de l’écriture, qui disent que la production, très caractéristique de ces années, est frappée au coin de la perpétuité et d’une certaine solennité, si ce n’est emphase, tout en demeurant pragmatique, technique du point de vue juridique (précisions sur le statut des terres, sur le lien féodal), précise dans ses mots, presque sèche dans son style, typée dans ses formules (ainsi le dilectus et fidelis, qui donnera « amé et féal », les formules de pertinence comme cum feodis et pertinentiis, cum pertinentiis, cum feodis et dominiis et omnibus pertinentiis). Partout derrière ces formules, que l’on aurait tort de croire floues ou vagues, se devinent des clercs, des listes, des enquêtes, auxquels se référer pour connaître l’étendue effective des droits et la substance des services dus : l’acte n’est en quelque sorte que la partie émergée d’une vaste transaction, le parchemin (la circulation des parchemins, plutôt, puisque le comte remet au roi un acte symétrique) retenant et consacrant l’échange d’amour et de foi que l’on tente d’activer.

Le phénomène est ici d’autant plus marqué que l’acte est l’une seulement des pièces d’un dispositif plus large de faveurs, par lesquelles le roi de France cherche à s’attacher, par des cessions de terres et quelques arrangements matrimoniaux, le puissant et remuant comte de Boulogne, dont l’aide lui a été précieuse durant la campagne normande, mais dont les intrigues se sont déjà révélées dangereuses.

Les fiefs ici concédés à Renaud de Boulogne forment trois ensembles, dont les deux premiers sont proches à la fois l’un de l’autre et de ses possessions boulonnaises (mais le domaine royal les en sépare) : d’une part, la plus grande partie du comté d’Aumale, « en deçà » (côté boulonnais) de la forêt d’Eawy, et en excluant la seigneurie d’Argueil, rendue stratégique par la présence d’une forteresse, alors terre du comte de Ponthieu ; d’autre part, le village de Saint-Riquier-en-Rivière et ses dépendances. Ces deux ensembles se situent au nord-est de l’actuelle Seine-Maritime. Le roi ajoute un troisième ensemble distinct, dans l’Orne actuelle : le château de Domfront-en-Passais et la forêt d’Andaine toute proche (à l’est).

On pourrait penser au premier abord qu’il s’agit de céder en fief au comte des terres sans lui laisser le moyen de développer une domination puissante, territorialement continue. Pourtant, on sait par un autre acte que le roi venait de lui donner en fief le comté de Mortain, voisin de Domfront, parce que Renaud l’avait pris à Jean sans Terre durant la campagne normande. Ainsi Philippe Auguste récompense avec largesse un grand feudataire qu’il a du mal à garder dans sa fidélité, en lui offrant des terres nouvellement conquises plutôt que des fiefs issus du vieux domaine royal.

La châtellenie de Mortemer, cédée au roi en contrepartie, se trouve à un point stratégique, dominant les routes de Ponthieu et de Normandie, et c‘est pourquoi elle fait l’objet d’une attention particulière du souverain, au point que la cession est présentée comme un dédommagement, alors que l’on a sans doute affaire à un don forcé. En fait Renaud ne possède Mortemer que depuis peu, et l’a acquis par conquête : il doit rétrocéder ces terres au roi, à qui elles appartiennent de droit. Par ailleurs les terres de Mortemer comprenaient, d’après l’acte de Renaud, le village de Saint-Riquier-en-Rivière, qu’il conserve donc après avoir livré la châtellenie.

L’acte du comte est normalement entré aux archives du roi dès sa confection ; celui-ci, remis au comte, a plus tard intégré le chartrier royal, peut-être dès la révolte de Renaud et la confiscation du comté de Boulogne en 1212.