Introduction des cours Dossiers documentaires Bibliographies
1430, 31 octobre. Chirographe d'Ă©chevinage (Valenciennes)
Notice   •   Fac-similé interactif   •   Texte et traduction•  Commentaire diplomatique
Dossier 75

L’examen linguistique du texte peut être mené selon trois axes : la recherche des traits dialectaux (I) est la plus évidente ; à y regarder de plus près, quelques phénomènes montrent que le texte participe aussi de l’évolution de la langue et de l’essor du moyen français (II) ; une relecture d’ensemble montre enfin que le discours est très solidement charpenté (III).

Traits dialectaux

On peut relever dans ce texte un certain nombre de traits dialectaux. Pour ce type d’enquête, il est commode de s’appuyer sur un classement des phénomènes déjà opéré. Charles Théodore Gossen, Grammaire de l’ancien picard, Paris, 1970 (Bibliothèque française et romane, Série A, 19) fournit un point de départ commode pour le domaine picard entendu au sens large. On pourrait suivre aussi la présentation plus synthétique de Jacob Wüest (§ 140, « Les scriptae françaises, II, Picardie, Hainaut, Artois, Flandres », dans Lexikon der Romanistischen Linguistik (LRL), vol. II-2, Les différentes langues romanes et leurs régions d’implantation du Moyen Âge à la Renaissance, Tübingen, 1995, p. 300-314). Les relevés sont ici organisés selon les numéros des paragraphes consacrés à chaque phénomène par C. T. Gossen. On rappellera que les relevés n’ont d’intérêt que si sont signalées en même temps les autres graphies des mêmes phénomènes, et qu’il est nécessaire de confronter les traits relevés avec les plus importantes scriptae d’oïl du Moyen âge (voir le tableau de C.-T. Gossen, op. cit., p. 152-155). Dans le cas présent (document unique et court), il est évident que les relevés n’ont qu’une valeur d’exemple.

Phonétique

Vocalisme

§ 10. Produit de E ouvert latin accentué libre > ie, quelquefois monophtongué en –i. Trait partagé avec le wallon et le lorrain.

“entirement” (l. 4). — Mais “pierre” (l. 11), “Pierre/Pierres” (l. 3, 4, 10, 14), et pour le résultat du suffixe -ARIU : “deniers” (l. 4) ainsi que pour le résultat du suffixe -ERIA “maniere” (l. 8).

§ 11. Produit de E ouvert latin entravé > ie, même en syllabe prétonique, trait partagé avec le wallon.

“apiellet” (l. 12).

§ 26. Produit de O fermé latin accentué libre > eu. Trait largement répandu dans le Nord, le Nord-Est et le Centre.

“espeuse” (l. 6).

§ 33. Réduction de [ei] roman protonique devant s > i. Trait partagé avec le wallon et le lorrain.

“demiselle” (l. 5).

Consonnantisme

§ 38. C+E ou C+I latins à l’initiale et intérieur derrière consonne > c, ch. Trait partagé avec le normand. On remarque que la graphie ch caractéristique de la scripta picarde pour ce phénomène est ici cantonnée au protocole et à l’eschatocole de l’acte :

“chil” (l. 1), “Valenchiennes” (l. 1), “chi” (l. 1), “che” (l. 12), “che” (l. 12), “che” (l. 12), “chiux” (l. 14). — Inversement “sacent” (l. 1). Et on a une majorité de graphies non marquées dans la partie centrale du document : “cest” (l. 1, 9), “ce” (l. 4, 8, 9), “yceux” (l. 6), “ossi” (l. 6), “ceste” (l. 10).

Voir les commentaires de C. T. Gossen, op. cit., p. 91-93, insistant sur le fait que les adjectifs et pronoms démonstratifs sont fréquemment écrits avec c.

§ 41. C+A latins à l’initiale et intérieur derrière consonne > [k]. Trait partagé avec le normand.

“cattel/catteux” (l. 1, 7, 11), “coses” (l. 6), “francque” (l. 3).

§ 46. -ATU, -ATE latins > -et. Trait partagé avec le wallon et le lorrain.

La graphie -et < -ATU latin est représentée ici dans toutes les formes de participes passés masculins singuliers régimes : “ainsnet” (l. 2), “passet” (l. 8), “quittet” (l. 9), “clamet” (l. 10), “juret” (l. 11, l. 12), “appiellet” (l. 12)

Elle cède normalement devant le –s de flexion de régime pluriel : “jurés” (l. 2), “nommés” (l. 2)

La même graphie -et s’observe pour le résultat du suffixe latin -ATE dans “volontet” (l. 3)

§ 51. w- germanique initial conservé. Trait partagé avec le normand, le wallon et le lorrain.

“rewardans” (l. 6).

§ 54. Développement de –w- après u en hiatus. Trait partagé avec le normand, le wallon et le lorrain.

“peuwist” (l. 8)

Morphologie

§ 63. Article défini féminin, sujet et régime le. Trait partagé avec le wallon.

“le” (l. 1, 9)

§ 66. Sujet et régime du possessif féminin me, te, se. Trait partagé avec le wallon.

“se” (l. 2).

§ 67. Sujet et régime de l’adjectif possessif men, ten, sen. Trait partagé avec le wallon.

“sen” (l. 3, 8, 10 [2 occurrences]).

Ce document offre donc peu de graphies propres à sa région d’origine, et toute conclusion devrait s’appuyer sur une large comparaison avec des actes de même provenance : quelle est l’évolution dans le temps des traits relevés ? L’opposition suggérée plus haut entre le protocole formulaire et le texte au sens restreint (cœur de l’acte) s’y retrouve-t-elle ?

Traits propres au moyen français

Du fait que le document daté de 1430, on n’est pas surpris d’y observer des traits caractéristiques du moyen français.

Graphie

Surcharge graphique des fins de syllabes « latinisantes » dès la première ligne de l’acte : “escript” (l. 1, 9) et “escrips” (l. 14,), “desoubz” (l. 1), on non latinisantes : “francque” (l. 3), “congneult” (l. 3), “avoecq” (l. 5,), “quelconcques” (l. 6), “poursuilte” (l. 7).

Utilisation de la lettre y : “yceulx” (l. 6), “y” (l. 8), “joyaux” (l. 4).

Morphologie

On notera par contre que la flexion nominale est encore respectée, y compris pour les surnoms sauf “Gervaise ” (l. 12), trait tourné vers le passé (C. T. Gossen, op. cit., § 63 a : « Grosso modo, il est permis de dire que la distinction entre le cas sujet singulier et le cas régime singulier exista en picard jusqu’à l’aube du XVe siècle, du moins dans l’usage écrit »).

“ils” (pronom pers. 3e pers. sg) est peut-être une hypercorrection (trois fois, contre deux fois “il”).

On remarquera enfin que le pronom personnel régime masculin indirect faible offre déjà la forme “lui” (l. 5).

Style et construction

La langue, dont la coloration dialectale peut troubler le lecteur, et la construction complexe du passage central, qui multiplie les incises, par opposition au protocole et à l’eschatocole composés dans un style très formulaire, donnent au texte une apparence d’obscurité ou de maladresse. Impression trompeuse car, à l’ancrage du texte dans la coutume et les pratiques juridiques et judiciaires locales, répond une rigoureuse construction du discours, à la fois sobre et complexe, que l’on peut ainsi dérouler :

ils lidis Jehans [de se boine et francque volentet, sans constrainte]

(1) a congneult avoir eus et receus doudit Pierre Bonnet sen pere (a) toute telle somme de deniers et (b) tout ce entirement que [en biens meubles, joyaux, catteux et rente a viage] ils lidis Pierres Bonnés prommis et en convent lui avoit a donner (avait promis et convenu devoir lui donner) comme en don et prommesse de mariage avoecq demiselle Pieronne d’Angriel, s’espeuse ;

(2) et [pour tout] (a) de tous yceux dons et prommesses, avoecq ossi (b) de toutes et quelconcques aultres coses rewardans meubles et catteux dont ils, lidis Jehans Bonnés, avoit peus, savoit ne saroit a faire quelque demande u poursuilte a sendit pere, [comment ne en quelle maniere que ce fust u peuwist y estre, pour tout le temps passet jusques au jour de le datte de cest escript,] il s’est tenus et tient des maintenant dou tout pour bien contens, et de ce il a quittet et quitte clamet (acquitté et proclamé quitte) bien et souffissanment ledit Pierre Bonnet sen pere, tous ses biens, ses hoirs et sen remanant a tousjours.